Coordonnées usuelles et coordonnées symétriques $\newcommand{\un}{\mathbf{1}}%$ $\newcommand{\C}{\mathbb{C}}$ $\newcommand{\R}{\mathcal{R}} % réluctance$ $\newcommand{\Y}{\mathcal{Y}} % 1/réluctance$ $\DeclareMathOperator{\e}{e}$ $\DeclareMathOperator\Arg{arg}$

4.1. Charges symétriques

Cette section décrit différents types de charges qui présentent la symétrie d’invariance par permutation circulaire des phases décrite dans le chapitre 3; autrement dit, dont le modèle en composantes symétriques est découplé.

Remarque : Pour la plupart des modèles de charge, la notion d’invariance par permutation circulaire des phases est tout à fait intuitive: par exemple, dire qu’une charge étoile impédante présente cette propriété signifie, comme on s’y attend, que l’impédance présente sur chaque branche de l’étoile est identique à celles qui sont présentes sur les deux autres branches. Pour les charges à courant complexe constant, en revanche, la notion d’invariance par permutation circulaire des phases est assez contre-intuitive: comme on le verra dans les sections 4.1.3 et 4.1.4, celles-ci sont en effet toujours symétriques, au sens où leur modèle en composantes symétriques est découplé, quelle que soit la valeur des courants qu’elles imposent sur chacune des phases. Les charges à courant constant, quelle que soit la valeur des trois courants qu’elles imposent, méritent donc d’appartenir à cette section consacrée aux charges symétriques.

4.1.1. Charge étoile équilibrée

Considérons une charge étoile équilibrée, avec une impédance $Z$ sur chaque branche. Son point neutre est supposé accessible, et constitue donc un port.

Mise en équations en coordonnées usuelles

Les équations en coordonnées usuelles sont:

\begin{equation}
\begin{cases}
V_A – V_N = Z \, I_A \\
V_B – V_N = Z \, I_B \\
V_C – V_N = Z \, I_C \\
I_A + I_B + I_C + I_N = 0,
\end{cases}
\end{equation}

où l’on rappelle que toutes les variables de courant sont orientées par convention vers l’intérieur du composant, comme sur la Figure [IMAGE] charge-etoile.png Schéma usuel d’une charge étoile équilibrée.

Schéma usuel d'une charge étoile équilibrée
Ce système s’écrit de façon plus compacte par blocs: \begin{equation} \begin{cases} V_{ABC} – V_N \, \un = Z \, I_{ABC}\\ \un^\top I_{ABC} + I_N = 0, \end{cases} \end{equation} ou encore, sous forme d’un unique système linéaire: \begin{equation} \begin{bmatrix} I_3 & -Z \, I_3 & -\un & 0 \\ (0) & \un^\top & 0 & 1 \end{bmatrix} \times \begin{bmatrix} V_{ABC} \\ I_{ABC} \\ V_N \\ I_N \end{bmatrix} = 0. \end{equation} Notre problème fait intervenir deux triplets de variables triphasées, $V_{ABC}$ et $I_{ABC}$, ainsi que deux variables isolées $V_N$ et $I_N$. Toutes ces variables sont des variables de ports; le composant ne dispose d’aucune variable interne. Le problème compte 8 variables, 4 équations indépendantes et donc 4 degrés de liberté, comme on s’y attend pour à un composant à 4 ports. La matrice comporte un bloc triphasé d’équations (les trois premières) et une équation isolée (la quatrième). Dans l’unique bloc triphasé d’équations, les deux sous-matrices $3 \times 3$ (c’est-à-dire les $A_i^j$, avec les notations de l’équation 3.1) sont respectivement: égale à la matrice identité $I_3$ pour celle qui concerne le triplet $V_{ABC}$, et égale à $-Z \, I_3$ pour celle qui concerne le triplet $I_{ABC}$; ces deux matrices $3 \times 3$ sont circulantes. Dans l’unique bloc triphasé d’équations toujours, le bloc qui concerne les variables isolées est égal à $\un$ pour ce qui concerne la variable $V_N$, et il est nul pour ce qui concerne la variable $I_N$; les deux colonnes sont donc des multiples de $\un$. Enfin, dans l’unique équation isolée, la sous-matrice qui concerne le triplet $V_{ABC}$ est nulle, et celle qui concerne le triplet $I_{ABC}$ est égale à $\un^\top$; ces deux matrices lignes sont des multiples de $\un^\top$. La matrice du problème possède donc la structure circulante. On observe également que les deux matrices circulantes $3 \times 3$ du problème sont des multiples de l’identité; elles sont donc invariantes par changement de base. Par conséquent, dans les trois systèmes (direct, inverse et homopolaire) qui apparaîtront après le double changement de bases, on s’attend à ce que les coefficients des variables symétriques soient identiques. En particulier, on s’attend à ce que les systèmes direct et inverse soient identiques; tandis que le système homopolaire sera potentiellement différent, puisqu’il fait intervenir non seulement des variables symétriques mais aussi des variables isolées.

Changement de base sur les triplets de variables triphasées

Effectuons le changement de variables pour passer en coordonnées symétriques. On rappelle que ce changement ne concerne que les triplets triphasés, ici $V_{ABC}$ et $I_{ABC}$, et n’affecte pas les variables isolées, ici $V_N$ et $I_N$. Le système d’équations devient: \begin{equation} \begin{cases} F \, V_{0id} – V_N \, \un = Z \, F \, I_{0id}\\ \un^\top F \, I_{0id} + I_N = 0. \end{cases} \end{equation} On a déjà observé en (1.9) que $$ \un^\top F = 3 \begin{bmatrix} 1 & 0 & 0 \end{bmatrix}~; $$ notre système d’équations, après le changement de variables, s’écrit donc: \begin{equation} \begin{cases} F \, V_{0id} – V_N \, \un = Z \, F \, I_{0id}\\ 3 I_0 + I_N = 0. \end{cases} \end{equation}

Changement de base sur les blocs triphasés d’équations

Cette dernière formulation est bien « en composantes symétriques », mais elle ne fait pas encore apparaître le découplage espéré; en effet, nous devons encore effectuer le changement de base pour les blocs triphasés d’équations. Ceci revient à prémultiplier par $F^{-1}$ l’unique bloc triphasé d’équations de notre système linéaire. On obtient: \begin{equation} \begin{cases} V_{0id} – V_N \, F^{-1} \un = Z \, I_{0id}\\ 3 I_0 + I_N = 0. \end{cases} \end{equation} Or, nous avons noté en (1.10) que $$ F^{-1} \, \un = \begin{bmatrix} 1 \\ 0 \\ 0 \end{bmatrix}~; $$ notre système, après le changement d’équations, s’écrit donc: \begin{equation} \begin{cases} V_{0id} – V_N \begin{bmatrix} 1 \\ 0 \\ 0 \end{bmatrix} = Z \, I_{0id}\\ 3 I_0 + I_N = 0. \end{cases} \end{equation} Ce système par blocs est maintenant découplé: on identifie d’une part le système direct $$ V_d = Z I_d, $$ d’autre part le système inverse $$ V_i = Z I_i, $$ et enfin le système homopolaire, ou plutôt « homopolaire-neutre » $$ \begin{cases} V_0 – V_N = Z I_0\\ I_0 + \tilde{I}_N = 0 \end{cases} $$ où l’on a effectué le changement de variable $I_n \rightarrow \tilde{I}_N$ défini dans la section 1.3.2. Comme attendu, les coefficients des variables symétriques sont identiques dans les trois jeux d’équations: le coefficient des variables $V_0$, $V_i$ et $V_d$ est égal à $1$, et le coefficient des variables $I_0$, $I_i$ et $I_d$ est égal à $Z$. En particulier, les systèmes direct et inverse sont bien identiques, tandis que le système homopolaire est différent puisqu’il fait intervenir la variable isolée $V_N$.

Schéma électrique symétrique

Autrement dit, en passant en composantes symétriques puis en cherchant à exprimer les équations obtenues comme celles d’un circuit électrique équivalent, notre charge étoile revient à trois impédances séparées, chacune de même valeur $Z$ que sur chaque branche de la charge étoile initiale, et placées respectivement: entre le port $(V_0, I_0)$ et le port $(V_N, \tilde{I}_N)$ pour le circuit homopolaire; entre le port $(V_i, I_i)$ et le point d’origine des potentiels pour le circuit inverse; et entre le port $(V_d, I_d)$ et le point d’origine des potentiels pour le circuit direct. Le circuit électrique symétrique est donc celui présenté ci-dessous :

Remarque : Il peut sembler étonnamment compliqué de représenter l’équation directe $V_d = Z I_d$ en introduisant deux points aux potentiels $V_d$ et $0$ (origine des potentiels) respectivement, plutôt qu’en déclarant que $V_d$ est une tension (elle l’est effectivement, cf la Remarque 4.1.4) et en la représentant sur le schéma par une flèche longeant l’impédance $Z$. La représentation que nous avons adoptée est motivée par la nécessité de faire apparaître un port au potentiel $V_d$, que nous pourrons ensuite connecter à d’autres ports via des équations de nœuds, pour constituer un réseau.

Remarque : La connexion avec l’origine des potentiels qui apparaît dans le schéma direct et le schéma inverse devrait a priori apparaître dans les équations sous la forme d’une variable de courant vers l’origine des potentiels, qui serait égale à $-I_d$ (respectivement $-I_i$). Le schéma que nous avons proposé ne semble donc pas équivalent aux équations symétriques. Il l’est pourtant: en effet, la variable de courant vers l’origine des potentiels est inutile dans la mesure où la loi des nœuds est supprimée au niveau de ce nœud particulier, et où la variable de courant vers l’origine n’intervient dans aucune autre équation. On peut donc la supprimer.

Remarque : Si l’on n’avait pas effectué le changement de variable $I_N \longrightarrow \tilde{I}_N$, on aurait dû trouver un schéma électrique équivalent aux équations

\begin{equation}
\begin{cases}
V_0 – V_N = Z I_0 \\
3 \, I_0 + I_N = 0.
\end{cases}
\end{equation}

Cas où le point neutre de la charge n’est pas accessible

Si l’on considère que le neutre de notre charge étoile n’est pas accessible, alors on supprime l’inconnue $I_N$. Le problème passe à 7 inconnues et toujours 4 équations, soit trois degrés de liberté, comme il convient à un composant à trois ports. L’une des quatre équations est simplement modifiée ($3 I_0 + I_N = 0$ devient simplement $I_0 = 0$). Le schéma électrique symétrique est le même, à ceci près que le port $(V_0, I_0)$ est maintenant relié à $V_N$ et que le point $(V_N, I_N)$ est maintenant flottant (autrement dit, il n’est relié à aucun autre port, ce qui implique $I_N=0$). Ceci traduit les équations $I_0=0$ (puisque $3 I_0 + I_N = 0$ et $I_N = 0$) et $V_0=V_N$. Le circuit électrique symétrique est donc celui présenté ci-dessous :

Modélisation de la charge étoile directement en coordonnées symétriques, sans passer par les coordonnées usuelles

Cette partie illustre la méthode qui a été présentée dans la section 4.1.4 et qui permet d’obtenir les équations en coordonnées symétriques en cherchant des solutions particulières purement directes, purement inverses et purement homopolaires, sans passer par l’écriture du système d’équations en coordonnées usuelles.

Commençons par chercher les solutions purement directes, de la forme
$$ V_{ABC} = (V_d, a^2 V_d, a V_d), \quad I_{ABC} = (I_d, a^2 I_d, a I_d), \quad V_n = 0, \quad I_N = 0. $$
On écrit la première équation que l’on aurait écrite si l’on raisonnait normalement, en coordonnées usuelles, qui est la loi d’Ohm sur la phase A. Comme $V_N$ a été fixée à zéro, celle-ci se réduit à
$$ V_d = Z \, I_d. $$
On aurait normalement écrit ensuite deux équations de loi d’Ohm sur les phases B et C, mais on ne le fait pas, car on se rend compte que celles-ci seront redondantes avec celle que nous avons déjà trouvée. Enfin, nous aurions normalement écrit pour finir la loi des nœuds dans notre composant, mais on voit tout de suite que celle-ci est ici équivalente à l’équation triviale $0=0$ et on ne prend donc pas la peine de l’écrire. C’est fini, nous avons trouvé les équations du système direct.

On cherche ensuite des solutions purement inverses. Le raisonnement est entièrement identique et mène à l’équation
$$ V_i = Z \, I_i. $$
Enfin, on cherche des solutions « purement homopolaires »; ce qui, pour mémoire, signifie en fait des solutions dans lesquelles on conserve les variables homopolaires et les variables isolées, et où on fixe à zéro les variables directes et inverses. Pour notre charge étoile, on cherche donc une solution où $I_0$, $V_0$, $I_N$ et $V_N$ sont quelconques et où toutes les autres variables sont nulles. On reprend l’écriture de nos équations, en commençant comme ci-dessus par la loi d’Ohm sur la phase A:
$$ V_0 – V_N = Z \, I_0. $$
On s’abstient ensuite d’écrire la loi d’Ohm sur les phases B et C, dont on voit facilement qu’elle sera exactement la même que sur la phase A. Enfin, on écrit la loi des nœuds:
$$ 3 \, I_0 + I_N = 0. $$
Nous venons d’arriver au modèle en composantes symétriques de notre composant sans jamais écrire les équations au sens usuel, et sans faire le moindre calcul de changement de base!

Remarque : Cette méthode rapide est assez propice aux erreurs. Si, par exemple, on avait cherché une solution de type « $V_0$, $I_0$ et $I_N$ quelconques et tout le reste nul » (c’est-à-dire si l’on avait oublié de libérer la variable $V_N$ dans la recherche de solutions particulières purement homopolaires), on aurait quand même trouvé une famille de solutions, en l’occurrence
$$ V_0 = Z I_0 \quad \mbox{et} \quad 3 I_0 + I_N = 0. $$
Quelque chose nous aurait néanmoins permis de nous douter que nous avions commis une erreur: notre famille de solutions n’aurait été que de dimension 3 (1 pour le système direct, 1 pour le système inverse et 1 pour notre système homopolaire erroné), alors que notre composant possède 4 ports et doit donc avoir 4 degrés de liberté (c’est-à-dire une famille de solutions de dimension 4).